42- La tête dans les étoiles
La tête dans les étoiles
Jeudi 1er juillet
Le rêve se prolonge, comme s'il ne devait jamais connaître de fin.
Hier soir, à la médiathèque Louis-Aragon de Tarbes, je me retrouve avec Marco aux côtés d'André Darrigade, Robert Cazala et Hubert Arbes ! Devant une salle est trop petite, ces champions nous régalent l'un après l'autre de leurs souvenirs, de leurs anecdotes, mais surtout, de leur modestie, de leur humilité, de leur richesse intérieure. Quel dommage que Raymond-la-déscience, Soeur Nicosourire Anelka, Niais Ribéry, Henry et Gallas-les-melons-enflés ou Peste Abidal n'aient pas été là. Ils n'auraient pas pris une leçon , trop autistes pour entendre autre chose que le gargouillis infâme de leur nombril. Il n'empêche , ils auraient vu ce qu'est un sportif digne de ce nom.
Ces champions du monde de la langue de bois en face - et de vipère dans le dos - n'auraient donc rien entendu, rien compris. Je suis toutefois persuadé qu'ils auraient été frappés par le regard de ces hommes et femmes, venus souvent de l'autre bout du département, qui buvaient chaque parole. Non par idolâtrie mais parce qu'elle les emportait dans le plus délicieux des voyages, celui vers leur enfance.
De la première grande compétition sur piste d'André Darrigade au Vel d'hiv', vainqueur de l'invincible Antonio Maspès bien que le champion du monde eût retenu par la selle le gamin de Narrosse aux boyaux couturés de sparadrap, au dépit indélébile de Cazala, perdant le maillot jaune en 1959 le jour de l'arrivée dans ses Pyrénées par la faute à son compatriote Marcel Quéheille, en passant par le portrait inattendu de Bernard Hinault - " le contraire d'un blaireau "- par son lieutenant préféré, chacun de nous s'est régalé à un point indicible.
Bernard Hinault
D'autant plus que les auditeurs ont été invités par Marcel Pouyllau, le maître de cérémonies, à devenir acteurs en y allant, eux-aussi, de leurs souvenirs ou anecdotes. Ainsi entendit-on un Magnoacais nous faire revivre "son" Aspin, alors qu'il avait 14 ans, en 1947, pour le Tour de la renaissance.
Il était persuadé de voir ses idoles, René Vietto et Apo Lazaridès, passer en tête tant ils étaient invincibles. à ses yeux aveuglés. Mais non, c'est Jean Robic qui déboula. Puis un autre, puis un autre encore...
René Vietto, à la retraite, lors que j'eus l'honneur
et le bonheur de le rencontrer près de Tarbes,
à la fin des années 60
Lorsqu'Apo Lazaridès arriva enfin, notre adolescent crut défaillir quand il l'entendit lui intimer cet ordre stupéfiant de la part d'un grimpeur : "Pousse !" Pétrifié, à la fois par le fait de pouvoir "toucher" son dieu pédalant et par ce "pousse !", il ne put esquisser le moindre geste. "Pousse !". Évidemment, l'ado ne poussa point Apo Lazaridès qui laissa tomber alors, de dépit "Espèce de con..."
Magnifique ! Comme magnifique fut cette rétro poussette d'un autre qui, dans Aspin ou Peyresourde, prit "Popof" Graczyck en pitié et le poussa. Mais il se fatigua vite et s'apprêtait à cesser son aide lorsque le sprinter s'écria : "Si tu continues, je te donne ma casquette". Bien sûr, l'ado en remit un coup. Un long coup. Jusqu'à ce qu'il cessât, exténué. "Mais de casquette, je ne vis point, se souvient-il cinquante ans après. Je suppose que jusqu'au sommet du col, Graczyck fit la même promesse et ne donna pas un seul coup de pédale. En regardant les photos dans "Miroir Sprint" ou "But et Club", je me rendis compte qu'il portait toujours sa casquette à l'arrivée..."
Plus tard, alors que la soirée était finie depuis longtemps mais que certains ne parvenaient pas à s'arracher à leurs champions d'antan qu'ils touchaient de près pour la première fois, un de ces auditeurs vint à moi pour me donner - m'offrir, devrais-je dire - "son" incident Bartali du col d'Aspin 1950. Version d'un enfant de 11 ans qui était au sommet du col, ce jour-là, et qui tint à me raconter ce qu'il vit, et ce dont il se souvient.
"Ils étaient quatre en tête et non trois : Bobet, Robic, Bartali et Ockers. A l'approche de la banderole signalant la fin du col, Robic démarra afin de passer en tête. Mais Bartali le retint par la selle. Cette tentative illicite se retourna contre lui puisqu'il chuta. Un spectateur - un pilier de rugby du Stadoceste Tarbais nommé Lafitte - se précipita pour relever le champion italien. Je ne me souviens pas lui avoir vu un Opinel à la main comme on l'a rapporté. Ce dont je me souviens en revanche très bien c'est que Bartali le repoussa avec une violence incompréhensible, avant de saisir son vélo et de le faire tournoyer tout autour de lui., blessant de nombreux spectateurs. Il finit par remonter en selle et s'élança dans la descente.
Gino Bartali
Les gens étaient aussi stupéfaits qu'échauffés par cet incident lorsqu'arriva Fiorenzo Magni. Italien comme Bartali, il subit les conséquences de la réaction violente de son aîné . Autant personne n'avait insulté Bartali, autant des spectateurs jetèrent des mottes de terre au visage de Magni, puis des Italiens qui suivirent."
J'ajouterai cette version aux autres dont j'avais déjà connaissance. Avec le sensation d'avoir appris beaucoup de choses nouvelles, de la même manière que j'avais fait d'inestimables découvertes lors de mes recherches pour écrire "L'étape assassine", découvertes allant pourtant contre la légende ds cycles écrite par mes prédécesseurs dans le journalisme, au fil des années.
Quant à l'explication de la raison pour laquelle Gino Bartali abandonna après l'arrivée à Saint-Gaudens (alors qu'il avait remporté l'étape), André Darrigade écouta avec attention les deux hypothèses que je rapportai, à savoir que, soit le campionnissimo n'avait pas supporté que le maillot jaune fût allé à Magni, son rival de l'équipe bis d'Italie trop bien placé pour le battre au classement général final, soit leur rivalité n'était autrement profonde et dépassait le sport, Magni ayant été chemise noire mussolinienne pendant la guerre, au contraire de Gino le Pieux. "Maintenant que vous le dites, je me souviens très bien que lors d'une course en Italie à cette époque, rapporta Darrigade, j'avais été surpris d'entendre des spectateurs hurler "Fasciste !" au passage de Magni."
Ainsi va le Tour d'enfance de chacun de nous, qui ne finit jamais d'offrir ses cadeaux...